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Site Frachet Marguerite Yourcenar

13 août 2020

Zénon l'insoumis, Yourcenar

       
                                                                   Marguerite Yourcenar en 1975

« Plaise à celui qui est, peut-être, de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie. » Marguerite Yourcenar

C’est l’histoire de Zénon Ligre, alchimiste et médecin du XVIe siècle dont Marguerite Yourcenar nous raconte la vie dans son roman L’Œuvre au noir, publié en 1968. Le cinéaste André Delvaux adapte le roman au cinéma vingt ans plus tard avec Gian Maria Volonte dans le rôle de Zénon Ligre.

Puis Françoise Levie écrit un scénario et réalise un film sur Marguerite Yourcenar, film intitulé Zénon l’insoumis avec Johan Leysen et Marie-Christine Barrault incarnant Delvaux et Yourcenar. [1] Le film est réalisé en 2019, centré sur Zénon, qui a traversé les siècles, de la Renaissance à notre époque, représentatif aussi bien de son temps comme du nôtre.

       

Pour commémorer le trentième anniversaire de la mort de Marguerite Yourcenar, il fallait construire un scénario original. Le point de départ en fut les archives déposées par Marguerite Yourcenar à la Houghton Library (Université de Havard) aux États-Unis, en particulier la correspondance entre elle-même et André Delvaux, à propos de l’adaptation cinématographique de L’Œuvre au Noir. Une cinquantaine de lettres manuscrites échangées entre 1982 et 1987.

       

Marguerite Yourcenar était méfiante, échaudée par son expérience précédente avec le cinéaste Volker Schlöndorff dont elle n’avait pas du tout apprécié son adaptation de son roman Le Coup de grâce. Mais Delvaux peu à peu sut gagner sa confiance. Elle s’adoucit même allant jusqu’à faire quelques suggestions.

Johan Leysen joue le rôle d’un comédien qui veut interpréter au théâtre, Zénon le héros de L’Œuvre au Noir. Son défi consiste à faire vivre dans le présent un homme du XVIe siècle. Il est aidé dans sa démarche par Marie-Christine Barrault lisant des textes dans la demeure de Marguerite Yourcenar, à Petite Plaisance aux États-Unis dans le Maine.

       
L’Œuvre au noir avec Gian Maria Volonte

On suit ainsi Johan Leysen chez les migrants du Parc Maximilien à Bruxelles, au musée de l’Anatomie de MontpellierZénon étudia la médecine, à l’église de Jérusalem à Bruges, et alla saluer Giordano Bruno à Rome.

Le destin fut tout autre. Marguerite Yourcenar, qu’on attendait sur le plateau en Belgique, mourut chez elle aux États-Unis sur l’île de Mont Désert, au moment même où André Delvaux filmait la mort de Zénon dans sa cellule de Bruges.

      

Notes et références
[1] MC Barrault avait déjà travaillé avec Delvaux dans Femme entre chien et loup et dans l’Œuvre au Noir où elle joue Hilzonde, la mère de Delvaux.

Voir aussi mes fichiers
* Yourcenar-Galey, Les yeux ouverts -- Yourcenar, essais sur Pindare et Cavafy --
* Yourcenar, Mémoires d'Hadrien -- L’Œuvre au noir -- D'Hadrien à Zénon --
* Yourcenar, Les mémoires d'Hadrien et l'histoire --

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9 juillet 2020

Les Mémoires d’Hadrien et l’histoire

         

De Trajan à Hadrien

Contrairement à une idée reçue, Auguste, en instituant l’empire, avait établi ce qu’il appelle le principat qui consistait à choisir comme successeur le princeps, le "premier", le "meilleur" d’entre les citoyens. Bien sûr, cette règle a été souvent reléguée au profit de la parentèle, surtout pendant la période des  « douze Césars » comme l’a qualifiée Suétone.

Avec la succession de Trajan, on est dans l’entre deux. Hadrien a bien toutes les qualités requises pour succéder à Trajan mais en plus ils ont un lien de parenté, certes assez lâche mais réel : La grand-mère d’Hadrien était la sœur du père de Trajan, Ulpia et Hadrien avait épousé une petite nièce de Trajan, Domitia Paulina. Des liens qui comptaient à l’époque.

            

Entre réalité et fiction

Il faut d’abord remarquer que l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien est une œuvre romanesque qu’on ne peut juger à l’aune d’une érudition critique, c’est une fiction fondée sur un travail documentaire particulièrement sérieux, comme l’était toujours l’écrivaine dans son quotidien. Elle fut aussi une grande helléniste ayant appris le grec et le latin avec son père.

               
          Trajan                              Hadrien                                 Auguste

Même si Mémoires d’Hadrien, est  suivi des carnets de notes qui informent sur la démarche documentaire de Yourcenar, ce n’est pas un ouvrage d’histoire mais  « un roman qui joue avec l’histoire ». Elle précisait d’ailleurs :« En octobre 1939, le manuscrit fut laissé en Europe avec la plus grande partie des notes ; j’emportai pourtant aux États-Unis les quelques résumés faits jadis à Yale, une carte de l’Empire romain à la mort de Trajan … et le profil de l’Antinoüs du Musée archéologique de Florence, acheté sur place en 1926, et qui est jeune, grave et doux. »

      
Bustes d’Hadrien et de sa femme Sabina                      Hadrien et Antinoüs

Si elle a choisi Hadrien, ce n’est pas seulement pour retracer sa relation avec son favori Antinoüs mais aussi parce que l’homme est plus intéressant que son prédécesseur Trajan qui représente pourtant l’apogée de l’empire et que la documentation disponible sur Hadrien est vraiment d’une qualité exceptionnelle. Elle s’est également inspirée de l’exemple des Pensées pour moi-même de l’empereur Marc Aurèle pour créer un Hadrien se racontant à travers l’écriture.

         Buste d’Hadrien

Le buste d’Hadrien

Ce bronze a été exhumé de la Tamise, sur le site de Londinium, en 1834. Marguerite Yourcenar en possédait une reproduction dans un cahier et elle confie à son biographe Matthieu Galey [1] qu’elle a beaucoup réfléchi et médité sur ce bronze. Cette sculpture de l’antiquité tardive a sans doute joué un rôle capital dans la genèse des Mémoires d’Hadrien. Sa barbe, courte et bien taillée, ressemble plutôt à celle d’un militaire que, comme le disait Marguerite Yourcenar, d’un philosophe.

         
Les réalisations d'Hadrien : le Panthéon et le Temple de Vénus et de Rome

Les voyages d'Hadrien [2]

Lors de ses voyages à Athènes (en 124-124 puis en 131-133), Hadrien s’initie aux mystères d’Éleusis. Yourcenar reprend cet épisode mais c’est Antinoüs qui s’initie au culte de Mithra mais Alexandre Grandazzi [3] y voit aussi l’influence de Flaubert, « les dieux n’étant plus et le Christ n’étant pas encore, il y a eu de Cicéron à Marc Aurèle un moment unique où l’homme seul a été. »

   Villa Hadrien à Rome

Concernant la mort d’Antinoüs dont on ne connaît pas la cause, Yourcenar choisit l’hypothèse du suicide sacrificiel, une des trois causes possibles dégagées par les sources. Ce qui rend cette option possible, c’est sa date, qui coïncide avec celle de la noyade d’Osiris.

En 131, Hadrien est en Lybie où se passe l’épisode de la chasse au lion. Yourcenar s’inspire des panneaux de l’Arc de Constantin à Rome sur le mont Palatin qui relatent cette scène. Sur ce sujet, Yourcenar a sans doute fait appel à son imagination, sa description particulièrement précise et rigoureuse, véritable ekphrasis, en témoigne.

     
Vue du mur d'Hadrien                                        Spectacle en costumes

Notes et références
[1] Marguerite Yourcenar. Les yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, éditions Le Centurion, 1980
[2] Voir aussi Les voyages d'Hadrien, Des sources antiques à Mémoires d’Hadrien

[3] Alexandre Grandazzi, "Urbs. Histoire de la ville de Rome, des origines à la mort d’Auguste" éditions Perrin, 2017 et "Une certaine idée de la Grèce" (entretiens avec Jacqueline de Romilly), éditions Bernard de Fallois, 2003.

Voir aussi mes fichiers
* Yourcenar-Galey, Les yeux ouverts -- Yourcenar, essais sur Pindare et Cavafy --
* Yourcenar, Mémoires d'Hadrien --
* Christophe Burgeon, Trajan --
Rome, la fin d’un empire, De Caracalla à Théodoric --
* Valérie Girod, La véritable vie des douze Césars --

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18 février 2020

Marguerite Yourcenar D'Hadrien à Zénon, tome IV

Référence : D'Hadrien à Zénon, tome IV, Correspondance 1964-1967, Éditions Gallimard, Collection blanche, Bruno Blanckeman et Rémy Poignard, préface d’Élyane Dezon-Jones et Michèle Sarde, 640 pages, décembre 2019 

Le pendant des "Mémoires d'Hadrien" et leur entier contraire

      

Une nouvelle parution de Marguerite Yourcenar est bien sûr un événement. En l’occurrence, il s’agit du quatrième et dernier tome de ses textes intitulés D’Hadrien à Zénon.

Moins connu que ses Mémoires d’Hadrien, L’œuvre au noir et le personnage de Zénon n’en tiennent pas moins une place essentielle dans son œuvre. C’est particulièrement évident dans sa correspondance.

Le premier titre de sa correspondance, Lettres à ses amis et quelques autres, 1909-1987,paru en 1995 marque bien son ironie avec certains de ses correspondants ; le deuxième tome D’Hadrien à Zénon, 1951-1956, paru en 2004 consacré à ses deux principaux personnages et les autres à des extraits de ses textes qui illustrent ses positions de vie : Une volonté sans fléchissement, 1957-1960, paru en 2007 et Persévérer dans l’être, 1961-1963, paru en 2011 et le dernier Le pendant des "Mémoires d'Hadrien" et leur entier contraire, 1964-1967, paru en 2019.

   Lettres à ses amis et quelques autres

Ce que révèle cette correspondance

À la lumière de cette correspondance, on peut constater combien Marguerite Yourcenar se souciait de superviser autant ses textes eux-mêmes que leur possible interprétation et leur publication, et ce aussi bien dans les revues littéraires ou des journaux, les nouvelles éditions et les adaptations théâtrale, allant même jusqu’au choix de ses éditeurs, le montant de ses droits d’auteur ou l’organisation de ses tournées de conférence.

On en a une belle illustration avec le premier volume de la série D’Hadrien à Zénon paru en 2004 où on peut suivre  le litige entre elle et les éditions Gallimard pour une histoire de contrat touchant les Mémoires d’Hadrien. Finalement, Mémoires d’Hadrien sera publié par les éditions Plon en décembre 1951.

C’est ainsi qu’elle confie à Roger Martin du Gard : « Au point de dégoût et d’exaspération où j’en suis, le succès, et même la publication, m’importent bien moins que la liberté. » Une tête de bourrique prête à tout sacrifier à sa liberté chérie, une femme inflexible arcboutée sur ses principes sans s’occuper des conséquences.

          

Le titre du deuxième tome paru en 2007 est tiré de l’une de ses citations : « Une volonté sans fléchissement » qui lui correspond fort bien. Dans une lettre, elle s’en explique, disant que la sagesse d’Hadrien « demande une attention perpétuellement en éveil, une volonté sans fléchissement et sans raidissement dont bien peu de nous sont capables, surtout au milieu des vaines violences, des bruyants lieux communs, et des écrasantes routines de notre temps. ». Bel hommage à Hadrien.
Cette phrase illustre bien son caractère combatif, qu’on peut juger aussi parfois sans concession, très intransigeant, allant jusqu’à recourir aux conseils de ses avocats, ferraillant avec ses éditeurs.
Voilà pourquoi elle représente une véritable « volonté sans fléchissement. »

On l’a vu également, même de chez elle, dans sa maison de l’île des Monts-Déserts dans le Maine au nord des États-Unis ou en voyage dans une  chambre d’hôtel, lister les erreurs pour une publication ou la nouvelle édition de ses textes comme ça s’est produit pour Feux, son essai sur Piranèse, les Charités d’Alcippe, ou son roman Denier du rêve.

          

Sa volonté d’excellence, son perfectionnisme lui font par exemple exiger que les Carnets de Notes des « Mémoires d’Hadrien » soient insérés en fin de volume et non au début, sinon décrète-t-elle par écrit, « je serai forcée de retirer ma permission de le publier dans cette édition et préférerai ne pas le voir paraître du tout à le voir paraître en tête de l’œuvre. » Elle récidive avec l’adaptation au cinéma des Mémoires d’Hadrien, exigeant là aussi elle exige d’avoir « le plus complet droit de regard sur le commentaire, comme aussi sur les œuvres d’art et paysages choisis, ainsi que sur le style de la production. » En bref, on peut dire qu’elle contrôle tout…

      

À propos de L’Œuvre au noir

Cette correspondance de Marguerite Yourcenar située entre 1964 et 1967 évoque le parcours de son livre L’Œuvre au noir, un parcours que Marguerite Yourcenar qualifie  « d’extraordinaires carambolages du hasard et du choix ».
C’est aussi  l'histoire de la publication de ce roman dont l'idée date d’un premier voyage de 1937, avec sa compagne Grace Frick, dans le sud des États-Unis. À cette époque, elle s’était attelé à recueillir des Negro Spirituals réunis dans Fleuve profond, sombre rivière qui pose le problème, essentiel pour l’écrivaine, de la fidélité de la traduction. Ce problème, on le retrouvera avec d’autres œuvres comme La Couronne et la Lyre, « genre "Fleuve profond", mais il s'agit cette fois de poètes grecs » dira-t-telle.

            
                                Biographie d'Henriette Levillain

Pour revenir à L’Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar est alors assez isolée dans sa maison de Petite Plaisance, dans son île du Maine, sauf un voyage en Europe qui la mènera à Auschwitz. Ce relatif isolement accentue un pessimisme qui imprime L’Œuvre au noir et qu’on retrouve dans sa correspondance.

Sur le style de cette correspondance, si ses textes ont été revus pour leur publication, on retrouve une écriture au fil de la plume qui transparaît avec des anglicismes, des à-peu-près sur des noms de lieux ou de personnes, des apories et des répétitions. Mais au-delà de ces considérations formelles, se dessine le « profil futur de Zénon, miroir inversé du portrait achevé d'Hadrien. »

                

Voir aussi
* D’Hadrien à Zénon, 1951-56 T1  Lettres à ses amis et quelques autres --
* D’Hadrien à Zénon, 1957-60 T2  Une Volonté Sans Fléchissement --
* D’Hadrien à Zénon, 1961-63 T3  Persévérer dans l’être
* D 'Hadrien à Zénon, 1964-67 T4, Le pendant des "Mémoires d'Hadrien" et leur entier contraire --

* Une Reconstitution Passionnelle - Correspondance 1980-1987 --
* Marguerite Yourcenar parle des Mémoires d’HadrienMiroirs d’Hadrien --
* Pivot présente Marguerite YourcenarLe paradoxe de l’écrivain --

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16 décembre 2017

Marguerite Yourcenar Question d'éternité

« L'âme ne me paraît souvent qu'une simple respiration du corps. » Alexis ou le Traité du vain combat
Décembre 1987- décembre 2017 : 30 ans déjà que Marguerite Yourcenar a disparu, le temps sans doute pour tenter de faire le point, de savoir comment la première académicienne a « résisté » à l’usure du temps en situant son œuvre dans le paysage littéraire.

Souvenirs, souvenirs... Je me souviens d'un colloque sur ses rapports littéraires avec d'autres écrivains comme Constantin Cavafy, Jean Cocteau, André Gide, Selma Lagerlöf [1], Thomas Mann, Yukio Mishima, Virginia Woolf… [2] Je revois encore il y a deux ou trois ans Marie-Christine Barrault jouer le rôle de Marguerite Yourcenar dans la salle municipale de Montrevel-en-Bresse, dans une pièce tirée d'un livre d'entretiens intitulé Les yeux ouverts.
                      
À la fin des années 30                À l'âge de 5 ans         
  
Elle est morte en pleine gloire le 17 décembre 1987, à 84 ans, dans l'île des Monts-Déserts, aux États-Unis dans l’état du Maine où elle résidait depuis longtemps, entre deux voyages. [3] Elle affectionnait  en effet les voyages, le dépaysement qu'ils suscitaient, la richesse des rencontres, l'Asie en particulier et le Japon où elle se rendra à la fin de sa vie. Son élection à l'Académie française en mars 1980 l’a propulsée sous les feux de l’actualité, elle qui s’en méfiait comme d’un miroir aux alouettes. Elle avait vu toute cette agitation avec beaucoup d’amusement, s’y adonnant avec une certaine jubilation.

       
La maison de Petite Plaisance      
Publication de la société d’Études yourcenariennes

À part peut-être ses deux grands succès Mémoires d'Hadrien et L’Œuvre au Noir, pas grand monde ne connaissait son œuvre mais par contre on s'extasiait sur la simplicité de son existence dans sa maison en bois, Petite Plaisance, où elle pétrissait et cuisait son pain, nourrissait son chien, emmitouflée dans d'immenses écharpes qui la protégeaient de la rigueur de l'hiver nord-américain.

Celle qui fuyait les feux de la rampe fut propulsée pour l’occasion dans l’univers médiatique, lisant son discours de réception à l’Académie française, rendant hommage à Roger Caillois auquel elle succédait, le 21 janvier 1981 devant le président de la République Valéry Giscard d'Estaing, dans une cérémonie intégralement retransmise en direct à la télévision.

                           
Avec Jean d'Ormesson                         

             
Elle y rendit un hommage appuyé, non sans une certaine ironie, aux femmes du passé : « Vous m'avez accueillie, ce moi incertain et flottant dont j'ai contesté moi-même l'existence et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu'il m'est arrivé d'écrire, le voici, tel qu'il est, entouré, accompagné d'un troupeau invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m'effacer pour laisser passer leurs ombres. Les femmes de l'Ancien Régime, qui faisaient les académiciens, n'avaient cure d'entrer à l'Académie, peut-être même eussent-elles cru déchoir, en le faisant, de leur souveraineté féminine. 
La question ne se pose donc qu'à partir du dix-neuvième siècle. Mais Mme de Staël eût été sans doute inéligible par son ascendance suisse et son mariage suédois : elle se contentait d'être un des meilleurs esprits du siècle. George Sand eût fait scandale par la turbulence de sa vie, par la générosité même de ses émotions, qui font d'elle une femme si admirablement femme : la personne plus encore que l'écrivain devançait son temps. Colette elle-même pensait qu'une femme ne rend pas visite à des hommes pour solliciter leurs voix et je ne puis qu'être de son avis ne l'ayant pas fait moi-même. »

 
« Une partie de nos maux provient de ce que trop d'hommes sont honteusement riches ou désespérément pauvres. »


Les polémiques ne manquèrent pas, les plaisanteries graveleuses fleurirent sur son homosexualité, sa vie pendant 40 ans avec sa compagne Grace Frick. Même Claude Lévi-Strauss fit chorus en disant « on ne change pas les plumes de la tribu ». Comme si toute évolution des mentalités était impossible. Et ne parlait-on pas alors ici ou là de son « style de version latine » sans doute parce qu'elle avait une grande appétence pour le la période greco-latine et les auteurs de l'époque antique.

La reconnaissance fut d’autant plus éclatante qu’elle fut plutôt tardive. À l'automne 1988, son livre autobiographique inachevé, Quoi ? L'Eternité, troisième tome de ses mémoires, se vendit dès le premier mois à 80 000 exemplaires. Suivirent beaucoup de colloques internationaux sur la portée de son œuvre, plusieurs essais biographiques dont Vous, Marguerite Yourcenar, de Michèle Sarde (Robert Laffont, 1995) jusqu'à Yourcenar, carte d'identité, d'Henriette Levillain (Fayard, 2016). 

Dans ce domaine, les plus connues sont sans doutes Les yeux ouverts de Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar, L'invention d'une vie de Josyane Savigneau ou celle de Jean Blot.

       
« Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'œil intelligent sur soi-même. »


Ils ont largement contribué à la connaissance de l’auteure et d’une œuvre multiforme regroupant romans, poésie, essais et théâtre. Tous ont exploré et éclairé ce qui fait sa spécificité, cette construction de soi, cette invention de sa vie qui lui tenait tant à cœur, les liens entre la fiction et la réalité. 

Sa volonté aussi, d’échapper à ce qu’elle appelait « la proie des biographes », qui l'avait convaincue d’écrire sous le titre Le Labyrinthe du monde, sa trilogie familiale : Souvenirs pieux, centré sur la famille de sa mère, Archives du Nord, sur celle de son père, et Quoi ? L'Eternité, centré sur son parcours personnel.

Ce trentième anniversaire de sa mort a été marqué cette année par la tenue de plusieurs colloques comme le colloque intitulé "Marguerite Yourcenar et le monde des lettres" en octobre 2017 ou celui qui s’est tenu à New-York au mois d’avril. Au-delà de ces interventions ponctuelles, la société internationale d’Études yourcenariennes publie régulièrement des travaux et documents sur Marguerite Yourcenar et son œuvre et a entrepris depuis quelques années la publication de sa correspondance.  

Quelques points de repères
1903 : Naissance, le 8 juin à Bruxelles, de Marguerite de Crayencour, d'un père français et d'une mère belge qui meurt en couches.
1921 : Premier livre Le Jardin des chimères, poèmes, signé Marg Yourcenar - anagramme presque parfaite de son patronyme, concoctée un soir avec son père.
1929 : Premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat (Editions du Sans Pareil).
1932 : Pindare, essai (Grasset). Elle signe désormais Marguerite Yourcenar.1934 : Denier du rêve, revu et corrigé en 1959, roman, Grasset puis Plon, La mort conduit l'attelage, nouvelles, Grasset
1939 : Le Coup de grâce, roman (Gallimard).
1951 : Mémoires d'Hadrien (Plon). Premier succès public.
1968 : L’Œuvre au Noir (Gallimard), Prix Fémina. À compter de 1971, tous ses livres sont repris et édités chez Gallimard.
1974 : Souvenirs pieux, début de sa trilogie familiale.
1977 : Archives du Nord, deuxième volet de la trilogie. Le troisième - Quoi ? L'Eternité - paraîtra posthume et inachevé en 1988.
1982 : Premier volume dans la Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres romanesques.
1987 : Le 17 décembre, Marguerite Yourcenar meurt aux États-Unis, dans l'île des Monts-Déserts (Maine).

   Un colloque sur Marguerite Yourcenar

Notes et références
[1] "Selma Lagerlöf – Marguerite Yourcenar : un diptyque européen" par Ionna Constandulaki-Chantzou, colloque de Thessalonique, éditions Siey, 2004
[2] Marguerite Yourcenar a traduit en Français "Les Vagues", roman de Virgina Woolf puis lui a rendu visite à Londres.
[3] Elle a toujours été une grande voyageuse, sauf sa période de dépression après la mort de Grace Frick, faisant dire à Zénon dans L’Œuvre au Noir : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait le tour de sa prison ? »
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* Mon blog Marguerite Yourcenar --

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20 avril 2017

Yourcenar Le Japon et le tour de la prison

Référence : Marguerite Yourcenar, Le tour de la prison, Collection Blanche, éditions Gallimard, parution le 12/02/1991, 187 pages

    

L'Extrême-Orient a toujours attiré Marguerite Yourcenar, l'Inde, la Chine, surtout le Japon et sa littérature. On en trouve la trace dans un recueil de dix nouvelles intitulé les Nouvelles orientales qui furent publiées d'abord séparément, puis retravaillées par son auteure avant d'être réunies sous forme de recueil.

Elle se décidera vers la fin de sa vie en 1982 à visiter ce Japon qu'elle aimait tant, y fera une conférence malgré sa réticence à "officialiser" son voyage et rencontrera la veuve de l'écrivain Yukio Mishima.
Mishima auquel elle consacrera un essai biographique intitulé "Mishima ou la vision du vide" et traduira également un recueil de pièces de théâtre intitulé "Cinq nôs modernes".   

1982, année du voyage au Japon, est en ce sens une année de délivrance après sa vie quasi sédentaire, bloquée dans sa maison Petite Plaisance sur l’île des Monts-Déserts, par la maladie de sa compagne Grace Frick emporté par un cancer en 1979.

      

De ce voyage, elle tira un recueil intitulé Le tour de la prison, tiré d’une phrase de L’Œuvre au noir : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait le tour de sa prison ? » phrase clé chez celle dont le voyage a toujours été l’oxygène.

Le tour de la prison, est d’abord un récit de voyages centré sur le Japon qui occupe 11 des 14 nouvelles du recueil, complété par une conférence faite à l'Institut français de Tokyo, en 1982, conférence intitulée : "Voyages dans l'espace et voyages dans le temps".

Elle y évoque le pays de cette époque, la légende des quarante-sept rônins, le mariage à la japonaise, le goût des Japonais pour les carpes...
Elle y évoque également Tokyo, Kyoto et ses jardins, le bouddhisme et le zen et bien sûr les auteurs japonais qui l’ont marquée comme le premier texte sur ce prêtre errant du XVIIe siècle japonais, Bashô. [1] Expérience mêlée de nostalgie, jugement sans concession quand elle écrit : « Pour suivre le pèlerinage de Bashô (un moine bouddhiste) dans la campagne japonaise, il faut éliminer en esprit l'autoroute moderne qui coupe en deux les paysages d'autrefois, supprimer les grandes villes industrielles sur l'emplacement des rustiques barrières que peignit Hiroshige, et décupler ou centupler le temps pris par son pèlerinage.»

Bien sûr, il y a aussi Mishima dont elle appréciait particulièrement la Tétralogie.

Elle s’est aussi beaucoup intéressée aux différentes facettes de l’art traditionnel japonais, en particulier l’art théâtral, le nô, le kabuki [2]et le bunraku, ce théâtre fait de marionnettes géantes, ainsi que les formes de la poésie japonaise comme le haïku.

Dans la panoplie de tous ses héros, Marguerite Yourcenar aimait particulièrement d’un prêtre errant du XVIIe siècle, nommé Bashô. C'est le premier texte de son recueil qu'elle intitule Le tour de la prison, nimbé d’une certaine mélancolie puisque achevé. De l’écrivaine Murasaki Shikibu, auteur du Dit du Genji, elle dit : « Quand on me demande quelle est la romancière que j’admire le plus, c’est le nom de Murasaki Shikibu qui me vient aussitôt à l’esprit… C’est vraiment la grande romancière japonaise du XIe siècle, c’est-à-dire d’une époque où la civilisation était à son comble au Japon… Une femme qui a le génie, le sens des variations sociales, de l’amour, du drame humain, de la façon dont des êtres se heurtent à l’impossible. »

        
La maison de Petite Plaisance        Voyage au Japon 1982    Biographie de Goslar

Si elle évoque la traversée d'est en ouest du continent américain vers l'Alaska puis vers San Francisco, le livre est centré sur le Japon, et plus particulièrement sur le théâtre traditionnel, le personnage de Mishima, et sa mort qu’on peut considérer aussi essentielle que son œuvre. Ce qui devrait enchanter un homme comme Mishima. Elle s’intéresse aussi beaucoup au spectacle du kabuki, pour qui elle a le plus grand respect aussi bien pour la technique que pour les acteurs, avec qui elle parle de leurs costumes féminins et de leur maquillage, leur fabuleuse fraîcheur leur capacité d’émerveillement qui semble toujours renouvelée. Elle y découvre une autre façon de voir les choses, un monde pour elle tout neuf, une culture qui l’enchante et la déroute.

   

Dans la seule conférence qu’elle donnera durant son séjour, elle fera allusion à Zénon pour évoquer le voyage et ses motivations « Zénon, le second grand voyageur de mon œuvre, est à la fois motivé par les nécessités du gagne-pain (...), mais motivé aussi par la persécution d'ordre religieux, moral et politique, qui l'oblige à fuir d'un pays à l'autre, jusqu'au moment où il prend refuge dans la mort. Toutefois, son but essentiel est de nouveau ce bris des préjugés et des coutumes, qui est pour un homme d'intelligence l'un des plus clairs profits du voyage, et la recherche passionnée de tous les modes de la connaissance - pour lui surtout métaphysique et alchimique - que les siècles ont accumulée sur certains points du monde plus qu'ailleurs. »

Elle terminera sa conférence par ces mots : « Nous sentons qu'en dépit de tout, nos voyages, comme nos lectures et comme nos rencontres avec nos semblables, sont des moyens d'enrichissement que nous ne pouvons pas refuser. »

Notes et références
[1]
« Quand on lit Bashô, on est frappéde voir combien les saisons, si attentivement suivies dans leur cycle, sont ressenties par les inconvénients et les malaises qu'elles apportent autant que par l'extase des yeux et de l'esprit que dispense leur beauté. »
[2] « Dans nos vies, bonheur et malheur sont séparés l'un de l'aurre par des creux ou des pans d'ombre; le kabuki les fait suivre comme la nuit et le jour dans les pays sans crépuscule. [...] Le kabuki regorge de splendeurs mais l'image la plus saisissante qui surnage est peut-être celle de ces figures tout en noir, impersonnelles et agissantes, qui au moment voulu apportent aux personnages les accessoires de leur rôle, et les leur reprennent à l'instant où ils ne s'en servent plus. »

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15 avril 2017

Yourcenar La Couronne et la Lyre

       
Référence
: Marguerite Yourcenar, "La Couronne et la Lyre", éditions Gallimard, 480 pages, 1979

Ce gros volume qui paraît en 1979, est une anthologie de quelque cent dix poètes du VIIè siècle avant Jésus-Christ au règne de l'empereur Justinien (vers 520) constituée pour la plus grande partie, à l'époque de la rédaction des Mémoires d'Hadrien entre 1948 et 1951.

« Les traductions de poèmes grecs anciens qu'on va lire ont été composées en grande partie pour mon plaisir, au sens strict du mot, c'est-à-dire sans aucun souci de publication » précise-t-elle dans son introduction. [1]

Elle en profite pour présenter la palette de ses choix et explique sa conception de la traduction. « Il n'y a  certes de bonne traduction que fidèle, mais il en est des traductions comme des femmes : la fidélité, sans autres vertus, ne suffit pas à les rendre supportables. Sauf les traductions juxtalinéaires, les plus utiles peut-être, qui nous renseignent d'un coup d'oeil sur les différences de structure entre deux langages, nulle bonne traduction en prose n'est jamais littérale : l'ordre des mots, la grammaire, la syntaxe, sans parler du tact du traducteur, s'y opposent (...) Qui de nos jours, traduit en vers risque chez nous de passer pour un retardataire ou pour un fantaisiste. »

          

Certains lui reprocheront ses positions, faisant remarquer qu'il faudrait plutôt parler d'adaptations que de traductions. Un spécialiste comme Constantin Dimaras, qui a participé à la traduction des textes de Constantin Cavafy, [2] en a fait l'expérience à cette occasion. Pour lui, elle n'avait aucun sens de ce que doit être une traduction.Elle amendait très volontiers et très consciemment les textes, marquant sa volonté d'une phrase sans réplique possible : « C'est mieux ainsi. »

Elle conclut en ce sens, se référent, pour asseoir son argumentation, à une pratique très ancienne  : « En traduisant ces poèmes, ou fragments de poèmes, ma démarche ne différait en rien de celle des peintres d'autrefois, dessinant d'après l'antique ou brossant une esquisse d'après des peintures de maîtres antérieurs à eux, pour mieux se pénétrer des secrets de leur art... »

Principales présentations dans des revues
- " Trois épigrammes de Callimaque ", La Flûte Enchantée. Cahiers d’art poétique, n° 2, 1954, p. 36.

- " Quelques épigrammistes de l’époque alexandrine", La Nouvelle Revue Française, 167, 1er nov. 1966, p. 949-960.
- " Aux Abeilles (Zonas de Sardes) ", La Gazette Apicole, noël 1967, p. 285.
- " Épigrammes byzantines d’inspiration chrétienne ", Ecclésia, 237, déc. 1968, p. 53-58.
- " CL ", Arion, 4, hiv. 1969, p. 525-530.
- " Palladas ", La Nouvelle Revue Française, 199, 14 juil. 1969, p. 66-73.
- " Animaux vus par un poète grec ", La Revue de Paris, 77, 2, fév. 1970, p. 7-11.
- " Empédocle d’Agrigente ", La Revue Générale Belge, 106, 1, janv.1970, p. 31-46.
- " Trois poètes du Bas-Empire"», L’VII  (Bruxelles), 29, mai 1970, p. 89-107 (avec Rufin, un petit maître de l’épigramme érotique grecque - Agathias le scholastique - Paul le silentiaire).

Notes et références
[1] Préface à La Couronne et la lyre, poèmes "traduits" du grec, pages 9-40
[2] Voir Présentation critique de Constantin Cavafy 1863-1933 suivie d'une traductipn de ses poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, 1958 mise à jour en 1978

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10 avril 2017

Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar "L’invention d’une vie"

Références : Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar "L’invention d’une vie", collection Biographies, édition Gallimard, 542 pages, 1990, Folio, 1993

             

« La vie, ce chaos d'épisodes informes et violents d'où émanent quelques lois générales… presque toujours invisibles aux acteurs et aux témoins. » Sous bénéfice d'inventaire

J’avais écrit il y a quelques années un compte-rendu d’une autre  biographie de Marguerite Yourcenar, celle de Jean Blot qui était plutôt un jeu de miroir entre son parcours et son œuvre. Celle-ci se rapproche plus de la biographie classique, la présentation de son œuvre y ayant une place plutôt modeste.

L’enfance et la jeunesse de Marguerite Yourcenar font une large part à sa trilogie autobiographique Le labyrinthe du monde, en particulier le tome 2 Archives du nord et ses rapports avec son père. Son intérêt est de démystifier cette autobiographie qui raconte ce que Marguerite Yourcenar a bien voulu raconter, elle-même parlant à plusieurs reprises de "roman" à propos du tome 3  Quoi ? L’éternité.

 Reconstituer son parcours biographique n’est pas chose aisée, certaines dates étant incertaines, certaines périodes sans grandes références. Les notes de sa compagne Grace Frick avec qui elle vivrait quelque quarante ans sont cependant une aide précieuse pour se repérer dans les époques où elle a voyagé ici ou là, au point de n’avoir parfois aucun domicile fixe. Dans les années 1930, elle ira souvent visiter sa chère Grèce, sur les traces de ceux qu’on retrouvera dans ses livres, romans, théâtre, poésie, que ce soit Pindare,  La nouvelle Eurydice, Les charités d’Alcippe[1] Électre ou la chute des masques, Le mystère d’Alceste, Qui n’a pas son Minotaure ? [2]. Elle traduira aussi le poète grec contemporain Constantin Cavafy et publiera La couronne et la lyre, présentation critique et traduction d’un choix de poètes grecs.

En 1929, à la mort de son père Michel de Crayencour, Marguerite Yourcenar réussit à sauver quelques restes de sa fortune qui devraient lui permettre, calcule-t-elle, de "tenir" une douzaine d’années pour se consacrer à l’écriture.

En octobre 1939, sa vie va prendre un tour inattendu quand elle décide de partir à New-York rejoindre Grace Frick. L’Europe en guerre lui sera bientôt fermée, son pécule a fondu, elle n’a d’autre solution que de s’installer chez Grace  448 Riverside Drive. Elle se fera peu à peu à cette vie de sédentaire, trouvant un poste d’enseignante, écrivant peu, laissant pour un temps de côté son œuvre.

Puis avec Grace, elle va s’installer dans l’île des Monts-Déserts dans le Maine, entre New-York et la frontière canadienne, où elles achèteront la maison qu’elle appellera Petite Plaisance. On la présente souvent avec un air quelque peu hautain, mystérieuse avec sa cape ou ses grands châles, sortant peu, se mêlant peu aux gens du village, vivant comme dans un pavillon de banlieue.
Grâce Frick tenait méticuleusement l'agenda de leur vie commune. Elle était le pivot de Petite plaisance, où Marguerite résidait quand elle n’était pas en voyage.

Signe du destin ou hasard : un ami lui envoie une grande malle abandonnée avant guerre dans un hôtel de Lausanne. Parmi lettres et documents se trouvent nombre de feuillets d’une première version des Mémoires d’Hadrien. Aussitôt, c’est le déclic : elle va reprendre cette longue quiète, cette longue intimité avec cet empereur romain qui durera 3 ans et qui lui apportera (enfin) succès et reconnaissance.

         

« Un écrivain, c'est quelqu'un pour qui sa vie et les mots, ses livres et le Temps paraissent consubstantiels. »
François Nourissier


Dans une lettre datée du 7 avril 1951, elle écrit à son ami à Joseph Breitbach : « J’ai mis beaucoup plus de moi-même dans ce livre (…) J’y ai fait plus d’efforts d’absolue sincérité. » Une victoire sur elle-même à travers un orgueil, une conscience de soi qui ne la quittera jamais et qui lui permet de fouler de nouveau le sol de l’Europe, de revoir la France et la Suisse après onze ans d’absence.
Puis ce sera au tour de l’Angleterre, de l’Italie et de l’Espagne, voyage constellé de nombreuses conférences. Un besoin impérieux de découvrir l’Europe d’après-guerre.

12 juin 1955 : retour à Petite Plaisance Marguerite Yourcenar décide de réactualiser son ouvrage La mort conduit l’attelage. Elle commence par le premier texte intitulé "D’après Dürer" : il deviendra ce qu’on considère comme son ouvrage majeur L’Œuvre au noir. Mais ce bel élan est altéré par des procès qui l’opposent à Gallimard pour les Mémoires d’Hadrien ou à un petit éditeur qui s’est permis de diffuser son recueil les charités d’Alcippe sans son imprimatur. Elle sera toujours très pointilleuse quant à la diffusion de ses ouvrages et comme le note sa biographe, « chez Marguerite, le flacon de vitriol n’est jamais loin de la théière. » (p 254)

L’Œuvre au noir avance peu à peu et en mars 1957, elle écrit à une amie : « Je suis en ce moment entre Innsbruck et Ratisbonne en 1551. »  Mais là aussi, des embrouilles avec l’éditeur retarderont sa parution. Le coup de grâce que Grace Frick vient de traduire en anglais revêt une résonance singulière, se transforme en coup du sort quand elles apprennent que Grace est atteinte d’un cancer. Face à cette épreuve, bloquée sur l’île à Petite Plaisance, elle réagit en décidant de réécrire un ouvrage datant de 1934 Denier de rêve. Dans cette nouvelle version, l’attentat dans la Rome fasciste de 1933, s’est imposée sur les autres thèmes.

Dans les années 1961-63, paraissent d’abord Rendre à César, version théâtrale de son roman Denier de rêve puis un recueil d’essais, Sous réserve d’inventaire, « vue pénétrante alliée à une grâce classique du style » écrira un critique, qui recevra le prix Combat. L’année suivante, c’est au tour du Mystère d’Alceste, un teste ancien de 1942. Dans une lettre à Gaston Gallimard, elle évoque ainsi L’Œuvre au noir : « Roman d’une technique très complexe, d’intentions assez abstruses et parfois hardies. Il s’agit de la vie mouvementée mais aussi méditative d’un homme qui fait totale table rase des idées et des préjugés de son siècle pour voir ensuite où sa pensée librement le conduira. »

         

Confinée à Petite Plaisance par la maladie de Grace, elle se remet à la traduction ou plutôt à l’adaptation des poètes grecs dont le recueil paraîtra en 1979 sous le titre La couronne et la lyre. Elle vit plus que jamais avec ses personnages, frontière mouvante entre réel et imaginaire.
Marguerite atteint à la gloire -bientôt ce sera l'Académie française- au moment où Grace se meurt.

Après cette disparition qui la touche beaucoup plus qu'elle n'en dit, le "temps immobile" est pour elle terminé. Presque rien ne transpire dans ses écrits de ses réactions, de son état d'esprit d'alors mais on sait sa façon particulière de voir les choses et de les recomposer, à son avantage si nécessaire.

Elle va repartir sillonner le monde car, comme elle fait dire à Zénon, « Qui sera assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? » Cette fois, ce sera avec un nouvel "ange gardien", Jerry Wilson,  qui va jouer à ses côtés un rôle assez comparable à celui de Grace Frick. Sur leurs relations, les témoignages sont plutôt contradictoires, Marguerite brouille les cartes mais n'est-ce pas comme dit sa biographe, « ce qu'elle a recomposé qu'elle a vécu le plus intensément. »

A ceux qui lui reprochent de réécrire ses textes (« ces mondes anciens » dit-elle) au lieu d'en inventer d'autres, elle réplique : « Parce que mes personnages ne me quittent jamais. Je me contente de les regarder vivre dans une circonstance différente en les enrichissant de mon expérience présente. »
(Mémoires de Matthieu Galey)

          
Parmi ses dernières oeuvres

Ses conceptions littéraires

* Sur l’importance qu’elle donne à la fiction : « Fiction et réalité tendent, au moins en ce qui me concerne, à former dans le roman une combinaison si homogène qu’elle devient rapidement impossible à l’auteur de les séparer l’une de l’autre, si solide qu’il n’est pas plus possible d’altérer un fait fictif sans le fausser ou sans en détruire l’authenticité. […] Il y a entre l’autobiographie et la fiction l’observation impersonnelle de la réalité. »

* Sur les éléments autobiographiques dans ses ouvrages : « Nulle et très grande ; partout diffuse et nulle part directe. Un romancier digne de ce nom met sa substance, son tempérament et ses souvenirs au service de personnages qui ne sont pas lui. »
(Questionnaire proposé par la revue Prétexte, 1957)

* Pour elle, « il y a la prose, infiniment plus riche en crypto-rythmes qu’on ne l’imagine d’ordinaire et le vers soutenu par ses répétitions et ses séquences de sons bien à lui. Entre les deux, il me paraît que le poète moderne ne sait plus choisir. »
(Lettre à Dominique Le Buhan, 23/11/1978)

« J’ai tâché d’encombrer le moins possible mes ouvrages de mon propre personnage. On ne le comprend guère. Les interprétations biographiques sont bien entendu fausses et surtout naïves. »

Ouvrages biographiques de Josyane Savigneau
- Marguerite Yourcenar, l'Invention d'une vie
, Gallimard/Folio, 1993

- Carson McCullers, Un cœur de jeune fille, Stock, 1995
- Juliette Gréco : Hommage photographique, Actes Sud, 1998
- Benoîte Groult, Une femme parmi les siennes, Textuel, 2010
- Avec Philip Roth, hors série Connaissance, Gallimard, 2014

Publications posthumes et biographies de Marguerite Yourcenar

  • 1988:  Quoi ? L'éternité. Sortie de " L'Oeuvre au noir " du cinéaste belge André Delvaux.
  • 1988: Yourcenar.Qu'il eût été fade d'être heureux  de Michèle Goslar chez Racine.
  • 1989:  En Pèlerin et en étranger.
  • 1990:  Marguerite Yourcenar de Josyane Savigneau chez Gallimard.
  • 1991:  Le Tour de la prison . Essais et Mémoires dans la Bibliothèque de La Pléiade des éditions Gallimard.
  • 1993:  Conte bleu - Le premier soir - Maléfice.
  • 1995:  Vous, Marguerite Yourcenar de Michèle Sarde (Robert Laffont) et  Lettres à ses amis et quelques autres  (Gallimard).
  • 1999:  Sources II aux editions Gallimard.

 
« Plaise à Celui qui est peut-être de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie.»
(tiré de L’Œuvre au noir)

Notes et références
[1] "Poésies et poésies en prose" comprend Le jardin des chimères, Les dieux ne sont pas morts, Feux et Les Charités d'Alcippe.
[2] "Théâtre I" comprend 3 pièces : Rendre à césar, La petite sirène et Le dialogue dans un marécage.
"Théâtre II" comprend aussi 3 pièces  : Electre ou la chute des masques, Le Mystère d'Alceste et Qui n'a pas son Minotaure ?

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7 mars 2014

Marguerite Yourcenar Quoi ? L'éternité

Référence : Marguerite Yourcenar, "Quoi ? L'éternité", Le Labyrinthe du monde tome 3 / Récit biographie,éditions  Gallimard, 360 pages, décembre 1988, Isbn  978-2-0701-8982-3
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Couverture avec le portrait de sa mère         La jeune ado
L'éternité représente en quelque sorte « cette porte entrouvre (qui) donne à la fois sur la plus concrète réalité et sur le plus fuyant des mystères, qui est le temps. » [1]
 
Quoi ? L'éternité, titre curieux dirait-on, s'il n'était emprunté à Arthur Rimbaud, des vers tirés d'un poème du recueil « Une saison en enfer ».

« Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil. »

A travers ces quelques vers, Arthur Rimbaud fait-il allusion au temps qui s’égrène et s’étire indéfiniment ou à une éternité censée représenter l’immortalité de l’âme, question à rapprocher à ce qu’elle écrit d’une porte entrouverte entre la réalité concrète et cet insaisissable qu’est le temps, « la réalité n’étant que la même chose autrement, » éléments  qui se rapprochent sans se confondre « comme ceux du diamètre d’un cercle avec sa circonférence. » (pages 62-63 de l’édition de poche) 

Dans ce troisième volet de sa suite biographique Le Labyrinthe du monde, il est encore beaucoup question de son père , des relations avec Michel, des relations avec Noémi sa terrible mère, l'affreuse châtelaine du Mont-Noir, de ses amours avec sa mère Fernande, avec Jeanne, dont le mari servira de modèle à Alexis son premier roman, Liane, et bien d'autres.
 
Plus qu'une autobiographie, son récit est surtout la biographie familiale d'un groupe pris entre France et Belgique, où la jeune Marguerite apparaît bien peu, où la chronologie et les paysages qu'elle décrit dépendent de ses souvenirs et de ce qu'on a pu lui raconter de la vie de sa famille à un moment ou à un autre.

             

 Comme dans les deux tomes précédents, Marguerite Yourcenar présente sans grande complaisance le tableau qu'elle brosse de la "bonne société" dont elle est issue, du début du XXème siècle, ce récit inachevé se terminant un peu avant la fin de la Grande Guerre.
Le récit est surtout centré sur les relations entre Jeanne et son cousin Michel , le père de Marguerite. Jeanne, plutôt par dépit semble-t-il que par amour, épouse Egon , un jeune pianiste balte . Michel est alors un jeune veuf, Fernande étant morte peu après la naissance de Marguerite.
 
       
Son épitaphe dan son "éternité" : « Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie. » (tirée de L'Œuvre au noir)
 
Michel s'intéresse tant à Jeanne qu'il devient rapidement son amant . On assiste à un véritable chassé-croisé entre les deux amants, Jeanne ne se décidant pas à choisir entre les deux hommes. Mais cette vie a une influence pernicieuse sur Egon qui devient de plus en plus violent et se lance même dans une aventure homosexuelle . Michel a d'autres aventures sans lendemain, jouant les Don Juan et menant une existence d'aristocrate oisif vivant dans le luxe. Il n'a aucun goût pour les affaires et se repose sur l'immense fortune héritée de sa mère,  qu'il dilapide sans façon.
 
Ses relations avec le fils qu'il a eu avec sa première femme Berthe sont très mauvaises et il s'occupe peu de sa fille Marguerite qui vit dans le luxe mais dans une grande solitude. La Grande Guerre va venir bouleverser ce curieux équilibre, les obliger à s'exiler en Angleterre. Finie la belle vie entre Lille, la Belgique et la côte flamande, finies les escapades à Paris et sur la Côte d'Azur, en Angleterre ils vont connaître pour la première fois une existence difficile qu'ils soupçonnaient à peine.
 
Marguerite Yourcenar traduit, à travers ses premiers émois homosexuels avec une servante qui la repousse, sa relation précoce avec un homme de sa famille ou avec Yolande une jeune employée, une liberté de  mœurs et de ton très décalée dans son milieu et dans son époque. Expériences dont  elle évoque « les désirs ressentis et satisfaits... intermittence des sens » comme Proust parlait de « l'intermittence des sentiments. » [2]
 
Ce troisième tome marque ses Mémoires inachevées qu'elle pressentait sans doute déjà dans le tome II "Archives du Nord", où elle écrivait : « Si le temps et l'énergie m'en sont donnés, peut-être continuerai-je jusqu'en 1914, jusqu'en 1939, jusqu'au moment où la plume me tombera des mains
 
Citations et commentaires
* « Il faut jusqu'à un certain point ressembler aux gens pour pouvoir essayer de les changer. » page 20
* « La mémoire en dit toujours trop ou trop peu. » page 152
* « Il s'établit vite la distinction entre ceux pour qui Dieu est l'UN tout court et ceux pour lesquels l'UN n'est qu'une manifestation comme une autre entre le RIEN et le TOUT. » p207
* « Je sais que notre destruction de la nature justifie celle de l'homme. » p 263
* « Les Turner de la Tate Gallery transformaient à mon insu mon idée du monde. » p 268
 
 
 
Notes et références
[1] Elle ajoute que « les rapports que nous entretenons avec ces deux notions sont à la fois infiniment rapprochés et jamais susceptibles d'une solution adéquate.»
[2] Elle écrit aussi à ce propos : « Il y a des gouffres charnels comme des gouffres spirituels, avec leurs vertiges, leurs délices leurs supplices aussi, que connaissent seuls ceux qui ont osé s'y enfoncer. » p 308
 
Voir aussi
* Marguerite Yourcenar et la famille Vietinghoff
 
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6 mars 2014

Marguerite Yourcenar Souvenirs pieux

Référence : Marguerite Yourcenar, "souvenirs pieux", Le labyrinthe du monde, tome I, éditions de Monaco, 1973, Gallimard, 1974

« Je comprends si bien le rien que nous sommes dans la succession des siècles. » p 164

« Le privilège du romancier authentique est d’inventer en s’appuyant seulement ça et là sur son expérience à lui. » p 285

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     Marguerite avec Barbe sa nourrice

La naissance de Marguerite Yourcenar à Bruxelles en juin 1903 dans la maison familiale du 193 avenue Louise est marquée par deux événements d’importance : sa mère Fernande décède rapidement des suites de l’accouchement et son père Michel décide alors de vendre la maison. Désormais, ils habitent à Lille rue Marais et la mauvaise saison dans le domaine du Mont-Noir à Saint-Jean de Cappelle à une encablure de la frontière belge.

 Le site de sa naissance, commente-t-elle, « lui-même était à peu près fortuit, comme nombre d’autres choses allaient l’être au cours de mon existence… » Pense-t-elle à sa mère quand elle écrit que « les portes de la vie et de la mort sont opaques, et elles sont vite et bien refermées. »  Elle se demande ce qu’eussent été ses relations avec cette mère inconnue sans se faire beaucoup d’illusions. [1] 

 Le Hainaut, berceau de sa famille, c’est déjà à l’époque l’industrialisation dans toute sa laideur, les villes tristes et sans charme de Marchienne et de Flémalle où se trouvent les châteaux de la famille. De la tournée de ces châteaux qu’elle entreprit plus tard, elle ne retrouvera guère que Marchienne et celui de La Boverie à Suarlée, le château de ses grands-parents maternels Arthur et Mathilde. Les autres ont été rasés, disparu comme celui du Mont-Noir anéanti par la guerre en 1918.

Son grand-père Arthur préfère son domaine de Suarlée vers Namur et déplore déjà les méfaits du progrès sur l’environnement, « le Hainaut dévoré par l’industrie… Marchienne transformée en terre noire » et fustige tous les comptables du développement industriel. « Ceux qui sauront qu’on ne détruit pas la beauté du monde sans détruire aussi la santé du monde ne sont pas encore nés » commente-t-elle.

Toutes ces vieilles lignées dit-elle, ont eu une politique de mariages, pour gravir les échelons sociaux, certaines chassant dans le cercle étroit de leurs relations, d’autres recherchant du solide, des alliances moins nobles mais plus rentables.

             

Ses grands-parents Arthur et Mathilde, « ce monsieur en redingote et cette femme en crinoline, » sont des représentants typiques de la bourgeoisie d’alors, catholiques pratiquants, religion dévoreuse de dimanches, conservateurs au respect distant pour les institutions, d’où ces cartons pour honorer un défunt, qu’on appelle des Souvenirs pieux qui ont donné leur nom à son livre de souvenirs. [2] Mais il y a là beaucoup de paraître et l’éducation religieuse reste bien sommaire et elle porte un regard lucide sur la mentalité de la bourgeoisie de cette époque.

A travers l’image de ses aïeux, Marguerite Yourcenar la décrit comme n’ayant guère l’esprit public, encore moins de goûts artistiques, professant une cohésion de façade où « les différents n’éclatent que sur des questions d’héritage laissé indivis ou de droits de chasse. » [3] Pour ses parents Fernande et Michel, vers 1900 la douceur de vivre est encore réalité, tour d’Europe dans des hôtels de luxe, hanter les villes d’eau et leurs casinos dans des univers confinés… et même flâner ans ce qui était alors un charmant petit village bavarois prisé des peintres et qui s’appelle Dachau

C’est aussi la génération qui, sans s’en apercevoir, est sur le déclin, dernière génération « à la maternité surabondante, » où « rien n’aboutit dans un monde où tout bouge. » Finis… « ces aises d’une civilisation aux ressorts bien huilés, à la surface comme recouverte d’une exquise patine, qui constituent à proprement parler la douceur de vivre. » p148

Marguerite Yourcenar s’est beaucoup intéressée à ses grands-oncles, Rémo Pirmez, intellectuel attachant qu’elle appelle « l’âme intarissable » qui s’est suicidé, et son frère Octave qui connut un petit succès d’estime comme écrivain, va-et-vient entre la vie d’Octave et les souvenirs de sa petite nièce Marguerite, ce qu’elle nomme « les jeux de miroir du temps. » 

Elle a pour lui une grande tendresse, écrivant que « comparée à l’exhibitionnisme maladif de notre époque, la réserve… d’Octave a pour moi du charme. » Vision sévère de son époque, renforcée par ce jugement : « Où qu’on aille, le mensonge règne. La forme qu’il prend au XXème siècle est surtout celle, voyante et tapageuse, de l’imposture. Celle du XIXème siècle, plus feutrée, a été l’hypocrisie. » p193 Elle qui pensait dans sa jeunesse… « que la réponse grecque aux questions humaines était la meilleure sinon la seule. » p212

Son grand-père Arthur fut de plus en plus handicapé par la maladie qui devait l’emporter, son univers se rétrécissait à mesure que ses capacités physiques diminuaient, ce qu’elle traduit en écrivant que « on a peut-être pas assez noté que le pire effet de toute maladie est la perte graduelle de la liberté. » 

      

 Commentaires et citations

* « Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres. »

extrait de « Mémoires d’Hadrien »

 Notes et références

[1] Elle écrit aussi que « les flammes… n’atteignent pas plus les recoins d’ombre que la lueurde notre cerveau n’élucide tout l’inconnu et tout l’inexpliqué. » p 106
[2] Voir l’exemple du souvenir pieux de sa grand-mère Mathilde page 130
[3] Une caste qui ignore le peuple, qui l’effraie même quand elle s’inquiète : « Sait-on jamais à quoi s’attendre quand la populace se mêle de politique. »

 Bibliographie

* Marguerite Yourcenar, Le Labyrinthe du monde, tome 1 : Souvenirs pieux, Gallimard, collection Folio, décembre 1998, 370 p, 7,30 €

* Marguerite Yourcenar, Le Labyrinthe du monde, tome 2 : Archives du Nord, Gallimard, collection Folio, décembre 1998; 372 p, 7,30 €

* Marguerite Yourcenar, Le Labyrinthe du monde, tome 3 : Quoi ? L’Éternité, Gallimard, collection Folio, mai 1990, 340 p, 7,30 €

* Josyane Savigneau,  Marguerite Yourcenar : L’Invention d’une vie, Gallimard, collection Folio, juin 1993

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1 février 2014

Marguerite Yourcenar à Saint-Jans Cappel dans le Nord

«  Les plus forts souvenirs sont ceux du Mont-Noir parce que j’ai appris là à aimer tout ce que j’aime encore : l’herbe et les fleurs sauvages mêlées à l’herbe ; les vergers, les arbres… »

Marguerite Yourcenar, entretien avec Matthieu Galley. [1]

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La villa "Marguerite Yourcenar" au Mont-Noir et l'entrée du musée à Saint-Jans Cappel

Une petite maison de briques rouges du côté de Bailleul à une trentaine de kilomètres de Lille, exactement dans le bourg de Saint-Jans Cappel : le musée dédié à Marguerite Yourcenar. C’est ici que se situe le domaine du Mont-Noir, dans cette région de la Flandre française où elle passa dans son enfance toutes les périodes estivales.

C’est un petit musée composé de trois salles, ouvert en 1985, que Marguerite Yourcenar visita le 3 mai 1986, l’année qui précéda sa disparition. Un livre de photos en perpétue le souvenir. Outre son antique machine à écrire, on y découvre le foisonnement de son arbre généalogique qui constitue l’essence de son triptyque autobiographique Le labyrinthe du monde [2] d’où elle tira son anagramme Yourcenar qui, à une lettre près, vient de son patronyme Crayencour. Le musée rassemble également des photos, œuvres et documents sur son enfance ainsi qu’une reconstitution du bureau qu’elle avait dans sa maison américaine de Petite Plaisance. Un sentier de randonnée pédestre de 6 kilomètres, le « sentier des jacinthes » relie le musée à la Villa Marguerite Yourcenar.

MY carte.jpg Carte : de St-Jans Cappel au Mont-Noir

Du musée, on peut ainsi se projeter jusqu’au Mont-Noir, vaste domaine avec son parc verdoyant de 8 hectares, dont les dépendances et le château où elle vécut furent détruits pendant la guerre en 1918 par des bombardements. Aléas de l’histoire, aléas des parcours familiaux, ce qu’elle a appelé « les extraordinaires carambolages du hasard. » [3]  L’immense parc abrite maintenant la villa du Mont-Noir avec ses airs de petite villa Médicis, qui reçoit chaque année des écrivains qui peuvent ainsi venir se ressourcer dans la sérénité du lieu. Dans une lettre de 1966, Marguerite Yourcenar se souvient qu’on disait que le Mont-Noir aurait eu cent chambres [4] alors qu’elle n’en comptait dans son souvenir qu’une trentaine… « En trichant un peu… on arriverait à une quarantaine de chambres, tout au plus. Ainsi grandissent les légendes (...). »

  Le bureau et la machine à écrire

C’est en 1939 pour fuir la montée du nazisme que Marguerite Yourcenar partit pour les Etats-Unis, finit par s’installer dans l’état du Maine [5] tout en continuant à voyager de par le monde. C’est lors d’un ce ces voyages, en revenant sur les lieux de son enfance, qu’elle émit sans doute sans vraiment, y croire ce vœu  qui pourtant allait se réaliser, « si j’avais vingt ans de moins, je fonderais une réserve naturelle au Mont-Noir où j’ai passé une grande partie de mon enfance. » Ecologiste militante, elle vint présider à Bailleul en 1982 le lancement de la Fondation Marguerite Yourcenar dont l’objectif est la protection de la flore des Monts de Flandre sur les 90 hectares du site.

YM jacinthes.jpg        MY_iris.jpg
Sentier des Jacinthes entre musée et villa      « Mais que voudrais-je revoir ? Peut-être les jacinthes du Mont-Noir. »

 L'évolution qu'elle constate vers une société productiviste plus cynique l'a toujours préoccupée et elle a souvent dénoncé cette dérive sociétale. Dans "Souvenirs pieux", le tome I de ses mémoires, [2] elle écrit que « les anciens... ne déversaient pas (dans les rivières) des tonnes de sous-produits nocifs et même mortels. [...] Ils ne se sustentaient pas d'aliments dénaturés à l'intérieur desquels circulent d'insidieux poisons. [...]  Nous avons créé un monde où les animaux et les arbres ne pourront plus vivre... (ayant) une existence d'insectes s'agitant dans leur termitière... » [6]

        YM fondation 3.jpg             MY son père.jpg
Le tilleul, symbole de sa fondation                                                    Archives du Nord, tome II de ses Mémoires

Notes et références

[1] Voir ma fiche de présentation du livre d'interviews de Matthieu Galey Les yeux ouverts, éditions Le Centurion, 1980, 336 pages, isbn : 2-227-32022-2
[2] Pour une présentation générale de ses mémoires en 3 volumes "Le Labyrinthe du monde", voir ma fiche Le labyrinthe du monde
[3] Cité par sa biographe Josyane Savigneau dans son ouvrage paru en 1990 chez Gallimard
[4] « comme l’antique Thèbes avait cent portes ! » précise-t-elle
[5] Voir ma fiche de présentation Marguerite Yourcenar aux Etats-Unis à Petite Plaisance dans l'état du Maine
[6] Voir Souvenirs pieux, NRF/Gallimard, pages 80/81, 1974, isbn 2-07-028971-0

 Voir aussi

* La fiche synthèse du site Marguerite Yourcenar que j'ai créé pour donner un aperçu exhaustif de son parcours et de son oeuvre.

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